Entre hier et avant-hier j’ai vu passer deux analyses de la crise en train de se nouer entre la BCE, la CJUE (Cour de justice de l’UE) et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe (qui veille sur la Loi fondamentale de la République fédérale allemande).
bateaux societesÀ savoir l’analyse de Coralie Delaume et celle de Guillaume Duval. Donc pour simplifier, vous avez une version gauche réac tendance FigaroVox / Russia Today, et une version gauche gnangnan tendance Télérama / Hymne à la joie (vous avez compris que je caricature éhontément, bien sûr). L’hommage permanent au Che (celui de Belfort) d’un côté, la nostalgie de la « gauche plurielle » de l’autre. Deux éclairages sur une même actualité, c’est toujours intéressant.
On commence donc (au hasard) avec Guillaume Duval :
« La [méchante] cour constitutionnelle allemande rajoute de la crise à la crise
Le 5 mai dernier, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, l’instance judiciaire suprême allemande, a jugé que, avec son programme de rachat de titres sur les marchés financiers, la Banque centrale européenne avait excédé le cadre de ce que les Traités européens lui permettaient. Mais elle a aussi estimé que le jugement de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de décembre 2018 qui validait l’action de la BCE était mal fondé et donc ne s’imposait donc pas à ses propres décisions.
Il s’agit là en réalité du cœur du sujet : cette décision remet en cause l’un des fondements majeurs de l’ordre juridique européen. Jusqu’ici, en effet, il était admis au sein de l’Union que les jugements rendus par la CJUE s’imposaient à toutes les juridictions des pays de l’Union. Les seules cours suprêmes qui avaient tenté jusque là de contester ce primat avec été celles de la Hongrie d’Orban et de la Pologne des Kaczynski. Quand la Cour constitutionnelle allemande s’y met à son tour c’est évidemment une toute autre affaire. L’Union européenne a été fondée avant tout, depuis 1957, comme une communauté de règles : les Etats membres s’engagent à respecter les règles prévues par les traités européens et les décisions prises par la Commission européenne en application de ces Traités. Et ce qui assure la mise en œuvre effective des dites règles, ce sont pour une grande part les décisions de justice rendues aux différents niveaux juridiques pour condamner les Etats qui ne les respecteraient pas. La clef de voûte de ce système étant la CJUE et la prééminence qui lui est reconnue par les systèmes judiciaires des Etats membres de l’Union. Si celle-ci est remise en cause c’est le fondement même de l’Union européenne qui l’est. Et, à terme, sa survie qui est menacée.
En ce qui concerne l’action de la BCE à proprement parler, la Cour de Karlsruhe a estimé que les quelques 2000 milliards d’euros d’achats de titre effectuées depuis cinq ans par la banque centrale sur les marchés financiers excédaient ses pouvoirs. Elle lui a donné trois mois pour lui démontrer qu’au contraire ces achats étaient nécessaires et proportionnés aux risques auxquels la zone euro faisait face. Dans le cas contraire la Bundesbank, la banque centrale allemande, devrait cesser ses propres achats de titre et revendre les quelque 534 milliards de titres de dette allemande qu’elle détient. Depuis l’engagement de son Quantitative easing dans la foulée du discours sur le « Whatever it takes » de Mario Draghi, à l’époque son président, en juillet 2012, il est clair pour tous les acteurs que la BCE flirte avec les limites des Traités européens. Et notamment celles qui lui interdisent de financer les Etats : en rachetant massivement des titres de dette sur les marchés secondaires, auprès des investisseurs qui en détiennent, elle facilite en réalité indirectement le financement des Etats qui peuvent grâce à cela combler leurs déficits en offrant aux investisseurs des taux d’intérêt très bas, voir négatifs pour certains comme la France ou l’Allemagne ces dernières années.
Il est tout aussi clair cependant que c’est bien grâce à cette action que la BCE a sauvé la zone euro du désastre dans la foulée de la crise de 2010 et permis, jusqu’à la crise actuelle, un certain redémarrage de l’activité économique. Et il est tout aussi parfaitement clair que, dans la phase actuelle, seule la promesse de la BCE d’injecter près de 1000 milliards d’euros supplémentaires dans l’économie européenne d’ici la fin de l’année a empêché jusqu’ici que la crise en cours ne tourne au cauchemar sur les marchés financiers avec en particulier une spéculation contre la dette publique italienne. Or, pour le nouveau programme d’achats de titre lancé le 18 mars dernier, la BCE a beaucoup assoupli encore les règles qu’elle s’était imposées pour le programme qui vient d’être condamné par la Cour de Karlsruhe : elle a fait sauter la barrière du tiers des titres émis par un acteur au-delà de laquelle elle ne pourrait plus en racheter et elle s’est libérée de l’obligation d’acheter les titres des Etats en fonction de la clef de répartition de son propre capital. Elle peut ainsi racheter au cours des prochains mois plus de titres italiens que d’allemands si nécessaire. Autrement dit, elle est encore allée plus loin dans le jeu avec les frontières du Traité que précédemment et une plainte contre ce nouveau programme devant la Cour de Karlsruhe aurait a priori toutes les chances d’aboutir à une condamnation encore plus nette.
Que va-t-il se passer maintenant ? Cela reste encore très difficile à dire à ce stade parce que cela dépend beaucoup de la réaction des acteurs sur les marchés financiers. Sur le plan juridique, la BCE pourrait sans doute dans l’immédiat faire la sourde oreille en soutenant que son action ne dépend que des jugements de la CJUE et pas de ceux d’une cour nationale mais si la Bundesbank s’exécute et suit les demandes de la cour de Karlsruhe dans trois mois, la zone euro connaîtra alors une crise majeure à un moment des plus inopportuns de son histoire, en pleine crise du Covid-19. Au final, ce jugement pourrait bien obliger les Etats à rouvrir en urgence un dossier qu’ils étaient pourtant bien décidé surtout à ne plus toucher dans l’immédiat : un changement des Traités qui clarifie les rôles et autorise de façon indubitable le type d’action entrepris par la BCE. Il pourrait aussi obliger les Etats à recourir davantage au levier budgétaire face aux crises pour limiter la pression sur la BCE en assouplissant durablement le pacte de stabilité. Si on y parvient dans les prochains mois sans frôler de trop près la catastrophe, cette crise dans la crise aura été finalement utile. »
Et maintenant, Coralie Delaume :
« Important ! La [gentille] Cour constitutionnelle allemande (ou Cour de Karlsruhe) vient de rendre un jugement qui engage l'avenir de toute la zone euro. Je vais essayer d'expliquer.
Par deux fois, des plaignants allemands (dont l’économiste Bernd Lücke, ancien fondateur du parti AfD, dont on se souvient qu'à ses débuts, il était avant tout un parti anti-euro) ont saisi leur Cour constitutionnelle pour qu'elle tranche la question de la compatibilité des pratiques de la Banque centrale européenne en matière monétaire avec le droit en vigueur. La première saisine date de 2015 et concernait le programme OMT (opérations monétaires sur titres). La seconde saisine date de 2018 et concernait le PSPP (en gros, le "quantitative easing"). Par deux fois, la Cour de Karlsruhe a renvoyé l'affaire devant la Cour de justice de l'Union. Et par deux fois, la CJUE a jugé les décisions de Mario Draghi conformes avec les traités. La seconde décision de la CJUE (celle sur le PSPP donc) date de décembre 2018. C'est de cela qu'il est question dans ce post.
Après la décision de la CJUE de décembre 2018 (qui ne pouvait qu'être favorable à la Banque centrale européenne, la CJUE n'allait pas s'amuser à risquer l'avenir de l'euro), l'affaire est revenue en Allemagne, et Karlsruhe devait se prononcer sur ce qu'avait dit la CJUE. C'est la décision du jour.
Que dit cette décision ?
1/ Elle dit que vraisemblablement, l'action de la BCE n'est pas conforme au principe de proportionnalité, selon lequel l'action de l'UE doit se limiter à ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs fixés par les traités. L'objectif fixé à la BCE par les traités est de maintenir l'inflation au dessous mais autour de 2%, pas plus. Or le "quantitative easing" a des implications économiques plus globales, qui dépassent la seule question de l'inflation. Il a notamment des implications sur la politique budgétaire de certains Etats, puisqu'il leur permet de se financer à des taux inférieurs à ceux dont ils bénéficieraient "par eux mêmes" sur les marchés.
Dans ces conditions, la Cour de Karlsruhe estime qu'elle n'est pas liée par la décision de décembre 2018 de la CJUE. Elle demande à la BCE de réexpliquer sous trois mois comment elle interprète le principe de proportionnalité et en quoi son action est proportionnée à l'objectif qu'elle poursuit. Passé ce délai, la Bundesbank pourrait ne plus participer au programme.
Ce point appelle deux remarques :
- En principe, la BCE est indépendante. Le demeure-t-elle si la Cour constitutionnelle d'un Etat membre se met à lui lancer des ultimatums ?
- Imaginons que la Bundesbank se retire. L'Allemagne n'a certes pas besoin que sa banque centrale achète ses bons de Trésors pour se financer. MAIS si le PSPP a été jugé légal par la CJUE c'est parce que les achats étaient répartis en fonction de la participation de chaque Etat au capital de la BCE. Si ce pro-rata n'est plus respecté, le programme est-il encore légal ?
2/ La Cour allemande a confirmé que le PSPP n'était pas contraire à l'article 123 du traité, article qui interdit le financement direct des Etats par la BCE, justement parce que le pro-rata par pays (le même que ci-dessus), existe, et qu'existe aussi la limite de 33% de la dette d'un pays que la BCE ne peut pas dépasser.
Mais il se trouve qu'avec le COVID et ses conséquences économiques, la BCE a décidé d'un nouveau programme, le PEPP. Or pour ce programme, elle a annoncé qu'elle allait s'affranchir de la limite des 33%. En cas d'action en justice, il y a donc toute les chances que ce PEPP soit jugé non conforme au traité.
Bref, cette décision est lourde de conséquences :
- Elle interroge l'autorité de la CJUE : une Cour nationale vient clairement de dire qu'après lui avoir demandé de trancher une question, elle reprenait finalement les rênes car le résultat ne lui convient pas,
- Elle pose la question des marges de manœuvres dont dispose la BCE pour sauver l'euro si sa survie est en jeu. Mario Draghi avait juré de faire "tout ce qui est nécessaire". Apparemment le "tout ce qui est nécessaire" est quand même limité par la Constitution allemande.
- Elle pose la question de notre propre souveraineté : l'Allemagne fait certes primer sa loi fondamentale (en quoi elle a su demeurer un pays souverain) mais est-il bien normal que "notre" politique monétaire doive passer sous les fourches caudines du droit allemand ?
- Elle pose la question du fédéralisme de fait. Toutes les limites que pose la Cour de Karlsruhe depuis le début sont autant de limites posées à la fédéralisation effective que décide la BCE dans son coin, sans vote du Bundestag. Pourquoi l'Allemagne est-elle la seule à poser des limites ? (À poser SES limites : celles qu'elles juge bonnes pour elle.)
Bref, tout ça souligne que l'UE c'est la quadrature du cercle. On ne peut pas être en même temps une organisation internationale qui respecte la souveraineté des Etats et utiliser une monnaie fédérale, gérée par une Banque centrale fédérale. Cette fois encore "ça" passera. Les juristes bidouilleront un truc pour éviter que l'euro n'éclate. Mais ça mettra l'Allemagne dans une situation inconfortable. Ceci dit, plein de pays sont déjà dans une situation inconfortable parce que la BCE n'en fait pas assez. Inconfort des uns, inconfort des autres, inconfort de tout le monde, au bout du compte. »
En complément, un statut plus récent de la même essayiste qui rappelle un épisode plus ancien [chez les commentateurs les plus critiques vis-à-vis de l’UE, la cour de Karlsruhe a une aura particulière, et ce n’est pas pour rien] :
« L'arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe d'hier [mardi 5 mai] continue de faire parler. C'est vrai qu'il est raide. Mais on ne peut pas véritablement parler de coup de tonnerre dans un ciel bleu. Karlsruhe nous a fait savoir il y a longtemps déjà qu'elle serait très scrupuleuse quant à la préservation de la souveraineté et de l'identité constitutionnelle de l'Allemagne.
Pour se rendre compte que tout ça n'est pas neuf, il faut se replonger dans l'arrêt "Lisbonne" de 2009, qui avait pour but d'examiner la compatibilité du Traité de Lisbonne avec la Constitution allemande. A l'époque, cet arrêt avait déjà fait l'effet d'une petite bombe.
La Cour avait délivré un cour magistral de droit constitutionnel et de nombreuses réflexions autour de l'idée de souveraineté.
Elle avait rappelé que l'UE n'était pas un Etat fédéral mais une organisation internationale, qu'elle ne disposait pas de la "kompetenz kompetenz" (une expression qu'on attribue au juriste allemand du XIX° siècle Georg Jellinek et qui n'est ni plus ni moins qu'une définition de la souveraineté). Elle avait aussi prévenu que la fédéralisation ne pouvait pas se faire "en douce" mais qu'un "saut fédéral" ne pouvait intervenir que suite à une décision explicite du peuple allemand de s'auto-dissoudre dans plus grand. »
Cet article des Échos semble plutôt moins précis, moins rigoureux et moins éclairant que tout ce qu’on a pu lire ci-dessus… sur Facebook…
… mais je cite quand même ce passage, assez frappant je trouve :
« Reste que si les juges [de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe] ne sont pas convaincus, ils ont prévenu – faisant fi de la primauté du droit communautaire – que la Bundesbank stopperait ses achats de dette allemande sur le marché. »
Sauf que pour la Cour de Karlsruhe, il n’y a pas et il n’y a jamais eu de primauté du droit communautaire. Et d’ailleurs, et cette fois ce n’est plus que mon avis personnel, il n’y a nulle part de primauté de ce droit communautaire. In fine, seuls les États sont souverains. Il ne peut y avoir de souveraineté sans État, par construction, par définition. Or, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il n’y a pas d’État européen. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse ne change rien à l’affaire. Le droit communautaire ne peut donner l’illusion de primer que tant que les États souverains veulent bien maintenir cette fiction. Et c’est tout.
Qu’il n’y ait pas d’État européen, en ce qui me concerne, je ne le déplore ni ne m’en réjouis, mais enfin je crois qu’il faut au moins le constater. Pour moi l’enjeu c’est d’instaurer un État mondial. Mais un État mondial qui soit d’une manière ou d’une autre la continuation de la France libérale, rationaliste, laïque et universaliste, ou qui ne soit pas. Donc plutôt que de sauter comme des cabris sur nos chaises en se demandant si la Cour de Karlsruhe est gentille ou méchante, ou si le droit communautaire peut remettre en cause la souveraineté des États (évidemment qu’il ne le peut pas), m’est avis que l’on devrait d’abord se tourner vers Paris, et vers l’ONU.